Cour nationale du droit d’asile,
5 octobre 2021
N°20036194.

Pour obtenir la qualité de réfugié, une jeune femme nigériane victime d’un réseau de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle doit démontrer qu’elle est parvenue à quitter ledit réseau.

Il résulte d’informations librement accessibles au public[1] que des réseaux de prostitution sont fortement implantés dans l’Etat d’Edo au Nigéria, et plus particulièrement dans la ville de Bénin city. Ces réseaux envoient des jeunes filles en Europe, notamment en France et en Italie, où d’anciennes prostituées nigérianes les exploitent.

Ces femmes, qui n’ont pas toujours conscience de l’activité qu’elles seront amenées à exercer en Europe, doivent s’engager à rembourser le coût prétendu du voyage depuis le Nigéria vers le pays où elles seront forcées à se prostituer. Les sommes demandées sont de l’ordre de 25 000 à 30 000 euros.

Le plus souvent, elles sont soumises avant leur départ à un rituel sorcier, le « juju », célébré par des prêtres animistes en présence d’un garant, généralement un proche parent, qui reste au Nigéria. Ce rituel a vocation à garantir le remboursement car il est supposé entraîner une malédiction sur la jeune femme et sa famille en cas de non-remboursement de la somme convenue.

En outre, les femmes qui reviennent au Nigéria sans s’être acquittées de l’intégralité de la dette contractée peuvent être victimes de représailles, à plus forte raison si elles ont dénoncé le réseau qui les exploitait.

Aux termes de l’article 1er, A, 2 de la convention de Genève du 28 juillet 1951, doit être considérée comme réfugié toute personne qui « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».

En 2012[2], le Conseil d’Etat a donné la définition suivante du groupe social :

« […] un groupe social […] est constitué de personnes partageant un caractère inné, une histoire commune ou une caractéristique essentielle à leur identité et à leur conscience, auxquels il ne peut leur être demandé de renoncer, ou une identité propre perçue comme étant différente par la société environnante ou par les institutions ; ».

Enfin, la Cour nationale du droit d’asile considère qu’il existe un groupe social formé par les femmes nigérianes qui sont parvenues à s’extraire d’un réseau de prostitution. C’est ce qu’affirme une nouvelle fois l’arrêt commenté, en utilisant toutefois une définition de ce groupe social beaucoup plus large que celle retenue par le Conseil d’Etat depuis son arrêt n°418328 du 16 octobre 2019[3] :

« […] les femmes nigérianes contraintes à des fins d’exploitation sexuelle, par un réseau transnational de traite des êtres humains, parvenues à s’en extraire ou ayant entamé des démarches en ce sens, constituent un certain groupe social au sens de l’article 1er, A, 2 de la convention de Genève ».

Dans ce type de dossiers, la reconnaissance de la qualité de réfugié va dépendre de l’aptitude à convaincre la Cour nationale du droit d’asile que les jeunes femmes nigérianes qui demandent l’asile ont « effectivement » quitté le réseau de prostitution. Le plus souvent, la Cour ne conteste pas qu’elles en ont été les victimes. Si leur provenance de l’Etat d’EDO peut être démontrée, si elles sont en mesure de raconter la cérémonie du Juju et leur périple depuis le Nigéria jusqu’en France, cette partie de leur histoire est considérée comme avérée.

En revanche, il est beaucoup plus difficile de persuader la Cour que les jeunes femmes ont quitté la prostitution et qu’elles ne sont plus exploitées par leurs proxénètes, d’autant qu’il n’est pas toujours possible de produire une plainte pénale pour démontrer que des démarches ont été effectuées pour dénoncer le réseau. En effet, les forces de police ne font pas forcément bon accueil aux femmes qui entreprennent cette démarche, à plus forte raison lorsque les informations qu’elles donnent ne permettent pas d’identifier les proxénètes.

En l’espèce, Madame X s’était présentée à plusieurs reprises au commissariat de police. Or, sa plainte n’a jamais été enregistrée, même le jour où elle est venue accompagnée d’une assistante sociale francophone.

Le cabinet lui a donc demandé de raconter son histoire de façon exhaustive dans une lettre qui a été adressée au procureur de la République. Cette lettre a été produite devant la CNDA au moyen d’un mémoire complémentaire dans lequel il a été souligné que la proxénète de Madame X était clairement identifiée par un nom, un prénom et une adresse permettant aux forces de l’ordre de mener des investigations utiles[4].

Cette lettre établissait une forte présomption que Madame X avait appartenu à un réseau de prostitution et qu’elle l’avait quitté. Toutefois, cette simple correspondance n’aurait certainement pas suffi à en convaincre la Cour.

C’est pourquoi il a également été produit l’attestation d’une association venant en aide aux prostituées de la région dans laquelle la requérante était exploitée.

Dans cette attestation, l’association décrivait l’évolution de ses relations avec Madame X, depuis la première fois où elle l’avait rencontrée, jusqu’à son hébergement dans une structure d’urgence, en passant par les démarches faites avec elle pour dénoncer le réseau.

Surtout, elle attestait qu’elle ne la rencontrait plus dans la rue depuis plusieurs mois, lors de ses tournées diurnes et nocturnes pour venir en aide aux prostituées. Il s’agissait là d’un second élément très important permettant de corroborer les affirmations suivant lesquelles Madame X avait effectivement quitté le réseau.

En troisième lieu, il a été produit l’attestation d’une assistante sociale expliquant quelles étaient les ressources de Madame X aujourd’hui et où elle vivait. Le fait de pouvoir justifier d’un hébergement est un élément supplémentaire qui tend à convaincre la Cour que l’intéressée n’est plus sous la dépendance économique du réseau ; ce qui corrobore l’affirmation suivant laquelle elle l’a bien quitté.

En quatrième lieu, il se trouve qu’une jeune femme précédemment exploitée par le même réseau avait réussi à s’en extraire et avait même pu se voir reconnaître la qualité de réfugié pour ce motif. Cette personne avait hébergé Madame X durant quelques mois. Elle a accepté d’en témoigner dans une attestation qui a été adressée à la Cour à l’appui d’un nouveau mémoire.

En conclusion, si Madame X s’est vu reconnaître la qualité de réfugié, c’est sans doute grâce à la conjonction de ces quatre éléments :

  • une plainte très détaillée adressée au Procureur de la République, dénonçant le réseau et permettant d’identifier au moins un de ses membres ;
  • l’attestation d’une association indiquant que Madame X ne travaille plus dans la rue ;
  • l’attestation d’une assistante sociale expliquant quels sont ses moyens de subsistance et décrivant dans quelle structure d’hébergement elle est accueillie ;
  • l’attestation d’une camarade d’infortune qui a expliqué avoir hébergé Madame X immédiatement après sa fuite du réseau dont elle avait également été la victime.

Enfin, c’est aussi la cohérence des propos de la requérante à l’audience, lorsqu’elle a relaté son histoire et répondu aux questions du Président et des assesseurs, qui a permis d’emporter la conviction de la Cour et de l’amener à lui reconnaître la qualité de réfugié.

[1] Notamment du rapport intitulé « Nigéria. Traite des femmes à des fins sexuelles » publié en octobre 2015 par le Bureau européen d’appui pour l’asile (EASO), ainsi que du rapport de mission en République fédérale du NIGERIA du 9 au 21 septembre 2016 réalisé par l’OFPRA avec la participation de la CNDA.

[2] Conseil d’État – Assemblée – 21 décembre 2012 – Mme Fofana – N ° 332492.

[3] La CNDA indique en effet, dans l’arrêt commenté, que le groupe social est formé des femmes nigérianes parvenues à s’extraire du réseau de prostitution « ou ayant entamé des démarches en ce sens », alors que le Conseil d’Etat exige désormais qu’elles soient « effectivement parvenue à s’extraire du réseau ».

[4] Il est à noter qu’au cours de l’audience, le rapporteur a relevé, lors de ses observations, que l’accusé de réception de la lettre n’avait pas été joint au mémoire. Celui-ci a donc été transmis par une note en délibéré.