Tribunal administratif de Nantes,
9 octobre 2023
N°2302940, N°2302941 et N°2302943.

Après avoir rejeté les demandes de visas de long séjour des demandeurs, en prétendant que les documents d’identité présentés n’étaient pas probants, le ministre a justifié sa décision en invoquant le caractère prétendument partiel de la demande de réunification familiale. Le tribunal lui a cependant enjoint de délivrer les visas sollicités car l’identité des demandeurs avait bien été établie et la demande de réunification n’était pas partielle.

Monsieur X est entré en France en 2018. Il a présenté une demande d’asile qui lui a valu d’obtenir le bénéfice de la protection subsidiaire sur le fondement de l’article L 712-1 c) du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA), alors applicable.

Or, Monsieur X, jeune mineur afghan, soutenait qu’il était menacé par les Talibans du fait des opinions politiques imputées à son père. C’est donc la qualité de réfugié qu’il prétendait se voir reconnue et non le bénéfice de la protection subsidiaire dont il demandait l’octroi.

Le cabinet LUNEAU Avocat, désigné au titre de l’aide juridictionnelle, a alors formé un recours contre la décision de l’OFPRA en mettant en exergue le caractère personnel des craintes de persécution auxquelles Monsieur X se disait exposé. Par décision du 16 février 2021, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a fait droit au recours de Monsieur X et la qualité de réfugié lui a finalement été reconnue (voir la décision du 16 février 2021 commentée ci-avant).

Peu de temps après, Monsieur Y, son grand frère, avec lequel il avait fui l’Afghanistan, s’est également vu reconnaître la qualité de réfugié.

Parallèlement, leur mère a entrepris des démarches tendant à obtenir un visa de long séjour pour lui permettre de rejoindre ses fils en France, accompagnée de ses deux enfants mineurs [1]. Elle a effectué ses démarches auprès de l’ambassade de France à Téhéran, sur le fondement de l’article L 561-2 du CESEDA [2].

Au mois de septembre 2022, les demandes de visa ont été rejetées au motif que les documents produits n’auraient pas été suffisamment probants pour justifier de l’identité et de la situation de famille des demandeurs.

Un recours contre les trois décisions de rejet a alors été formé par Monsieur X devant la commission de recours contre les décisions de refus de visa d’entrée en France (CRRV).

En l’absence de réponse de la CRRV, Monsieur X a sollicité le cabinet LUNEAU Avocat pour qu’il saisisse le tribunal administratif de NANTES d’une requête tendant à ce que la décision implicite de rejet, née de l’absence de réponse de la CRRV, soit annulée et qu’il soit enjoint au ministre de l’intérieur de faire délivrer les visas sollicités.

Devant le tribunal administratif de NANTES, le cabinet a dû démontrer que l’identité et la situation de famille des demandeurs avaient été correctement établies et que la demande de réunification familiale n’était pas partielle, contrairement à ce que prétendait le ministre de l’intérieur.

  • Sur les documents établissant l’identité des demandeurs.

Le cabinet a soutenu que le rejet de la demande de visas était entaché d’une erreur manifeste d’appréciation puisque les requérants avaient produits des actes établis par l’OFPRA [3].

Or, conformément à l’article L 121-9 du CESEDA « […] Le directeur général de l’office authentifie les actes et documents qui lui sont soumis. Les actes et documents qu’il établit ont la valeur d’actes authentiques ».

En outre, les requérant avaient également produit des documents d’état-civil afghans ne laissant aucun doute sur l’identité des intéressés [4].

Enfin, il a été fait valoir que leurs liens étaient également établis par la possession d’état au regard, d’une part, des déclarations constantes et cohérentes de Monsieur X auprès de l’OFPRA, lors de l’instruction de sa demande d’asile, et d’autre part, des actions réalisées au profit de sa famille, après la reconnaissance de son statut de réfugié.

Les liens de Monsieur X avec les membres de sa famille étaient ainsi établis par plusieurs documents.

  • En premier lieu, dans sa demande d’asile effectuée en 2018, Monsieur X avait été invité à nommer les membres de sa famille. Il avait mentionné son père, assassiné par les Talibans, son grand frère, avec lequel il avait fui l’Afghanistan, ainsi que sa mère et ses sœurs dont il était alors sans nouvelle. Ses déclarations de l’époque étaient parfaitement cohérentes avec les demandes de visas.
  • En deuxième lieu, depuis que la mère et les sœurs de Monsieur X ont été retrouvées, celui-ci leur envoie régulièrement de l’argent par MoneyGram, ce qu’il a démontré par des documents joints à la requête. Ces versements montrent que Monsieur X pourvoit, dans la mesure de ses moyens, à l’entretien de sa mère, de son petit frère et de sa sœur mineurs, au sens de l’article 311-1 du code civil définissant la possession d’état [5].

 

  • Enfin, en dernier lieu, depuis que sa mère, son petit frère et sa sœur ont été localisés en Afghanistan, Monsieur X communique régulièrement avec eux par les réseaux sociaux. Les captures d’écran jointes à la requête permettaient d’en attester.

Il résultait donc de l’ensemble des documents joints à la requête que l’identité de la mère, du petit frère et de la sœur de Monsieur X ne faisait aucun doute.

Malgré les preuves indiscutables de l’identité des requérants, le ministre de l’intérieur a tout de même conclu au rejet des requêtes tendant à ce que des visas de long séjour leur soient accordés, mais en changeant de motif. Il a en effet soutenu, dans un mémoire en défense, que le refus de visa de long séjour était aussi justifié par le caractère partiel de la demande de réunification familiale.

  • Sur l’absence de caractère partiel de la demande de réunification familiale.

Conformément à l’article L 434-1 du CESEDA, une demande de réunification familiale ne peut être partielle, sauf si elle est autorisée pour des motifs tenant à l’intérêt des enfants [6].

Le ministre de l’intérieur a fait observer que la requérante avait produit un jugement la désignant comme tutrice de ses enfants à la suite du décès de son époux. Il a souligné que le jugement indiquait qu’elle avait six enfants et critiquait l’absence de demande de visa pour l’une des filles :

« […] il n’est pas justifié qu’il serait dans l’intérêt supérieur [de] l’enfant […] de ne pas solliciter de visa au titre de la réunification familiale, alors même qu’elle était éligible ».

Or, contrairement à ce que soutenait le ministre de l’intérieur, la jeune fille en question n’était pas éligible à un visa au titre de la réunification familiale car elle n’était plus mineure à la date de la demande.

La lecture combinée des différentes pièces jointes à la requête le démontrait indéniablement. Le ministre de l’intérieur ne pouvait donc pas invoquer le caractère prétendument partiel de la demande de réunification familiale pour soutenir que la requête devait être rejetée.

  • La décision du tribunal administratif de NANTES.

Dans sa décision du 9 octobre 2023, le tribunal administratif de NANTES a jugé que l’identité des demandeurs avait été établie par les pièces du dossier et qu’en tout état de cause le ministre avait renoncé à ce motif en invoquant celui tiré du caractère partiel de la demande de réunification familiale :

« Toutefois, en sollicitant dans ses écritures en défense que soit substitué à ce motif celui tiré du caractère partiel de la réunification familiale sollicitée, le ministre, qui ne conteste donc plus ni l’identité des intéressés, au demeurant établie par les pièces du dossier, ni la composition de la famille des requérants, doit être regardé comme ayant ainsi, implicitement mais nécessairement, renoncé au motif tiré du défaut d’établissement de l’identité et de la situation de famille des intéressés.»

Enfin, il a jugé que le ministre avait commis une erreur de droit en prétendant que la demande de réunification était partielle, alors que le membre de la famille qui ne l’avait pas sollicitée n’y était pas éligible :

« 6. Contrairement à ce que fait valoir le ministre, il ressort des pièces du dossier […] que Mme […] avait dix-huit ans révolus à la date à laquelle des demandes de visas au titre de la réunification familiale ont été déposées […]. Dans ces conditions, […] la décision de refus opposée […] motif pris du caractère partiel de la réunification familiale sollicitée, est à ce titre entachée d’une erreur de droit. »

En conclusion, le tribunal a enjoint au ministre de l’intérieur et des outre-mer de faire délivrer les visas sollicités dans le délai de deux mois à compter de la notification de la décision.

Il l’a en outre condamné à verser à la mère de Monsieur X une somme de 1 500 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

[1] Le père avait été assassiné par les Talibans.

[2] Article L 561-2 du CESEDA : « Sauf si sa présence constitue une menace pour l’ordre public, le ressortissant étranger qui s’est vu reconnaître la qualité de réfugié ou qui a obtenu le bénéfice de la protection subsidiaire peut demander à bénéficier de son droit à être rejoint, au titre de la réunification familiale :

1° Par son conjoint ou le partenaire avec lequel il est lié par une union civile, âgé d’au moins dix-huit ans, si le mariage ou l’union civile est antérieur à la date d’introduction de sa demande d’asile ;

2° Par son concubin, âgé d’au moins dix-huit ans, avec lequel il avait, avant la date d’introduction de sa demande d’asile, une vie commune suffisamment stable et continue ;

3° Par les enfants non mariés du couple, n’ayant pas dépassé leur dix-neuvième anniversaire.
Si le réfugié ou le bénéficiaire de la protection subsidiaire est un mineur non marié, il peut demander à bénéficier de son droit à être rejoint par ses ascendants directs au premier degré, accompagnés le cas échéant par leurs enfants mineurs non mariés dont ils ont la charge effective.

L’âge des enfants est apprécié à la date à laquelle la demande de réunification familiale a été introduite. »

[3] Lorsque Monsieur X s’était vu octroyer la protection subsidiaire, un certificat de naissance tenant lieu d’acte d’état-civil avait été établi par l’OFPRA. Sur ce certificat, l’identité de sa mère était mentionnée. Son frère ainé, avec lequel il avait fui l’Afghanistan, disposait d’ailleurs du même document.

De même, l’OFPRA avait établi une fiche familiale de référence pour chacun des frères s’étant vu reconnaître la qualité de réfugié, qui mentionnaient, là encore, l’identité de leur mère.

[4] La mère, le petit frère et la sœur de Monsieur X ont chacun pu produire les documents d’identité suivants, établis par les autorités afghanes : un passeport, une carte nationale d’identité, un acte de naissance afghan en anglais, un acte de naissance afghan en dari (taskera) ainsi que sa traduction du dari au français et enfin un certificat de naissance.

En outre, après l’assassinat par les Talibans du mari de la requérante, celle-ci a été désignée tutrice de ses deux enfants mineurs. Le jugement en anglais, puis en dari traduit en français, a été joint à la requête puisqu’il établissait clairement la filiation de toute la famille.

[5] Article 311-1 du code civil : « La possession d’état s’établit par une réunion suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite appartenir.

Les principaux de ces faits sont :

1° Que cette personne a été traitée par celui ou ceux dont on la dit issue comme leur enfant et qu’elle-même les a traités comme son ou ses parents ;

2° Que ceux-ci ont, en cette qualité, pourvu à son éducation, à son entretien ou à son installation ;

3° Que cette personne est reconnue comme leur enfant, dans la société et par la famille ;

4° Qu’elle est considérée comme telle par l’autorité publique ;

5° Qu’elle porte le nom de celui ou ceux dont on la dit issue. »

[6] Article L 434-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile : « Le regroupement familial est sollicité pour l’ensemble des personnes désignées aux articles L. 434-2 à L. 434-4. Un regroupement partiel peut toutefois être autorisé pour des motifs tenant à l’intérêt des enfants.»