Cour nationale du droit d’asile,
9 décembre 2019
N°19026414.
Les personnes homosexuelles forment, en Albanie, un groupe social au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut de réfugié.
Toutefois, il ne suffit pas de démontrer son appartenance à ce groupe social pour se voir reconnaître la qualité de réfugié, encore faut-il pouvoir convaincre la CNDA de l’actualité et de la réalité de ses craintes en cas de retour dans son pays. Tel a été le cas en l’espèce.
Dans ce dossier, l’homosexualité de la requérante n’était pas contestée. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en avait pris acte, tout en contestant ses conséquences sur la vie de l’intéressée.
Autrement dit, pour l’OFPRA, la requérante était certes homosexuelle mais cela ne suffisait pas à démontrer que sa vie en Albanie était menacée et que la France devait pour cela lui reconnaître la qualité de réfugié.
Pour arriver à cette conclusion, l’OFPRA s’est sans doute fondé sur le fait que l’Albanie a dépénalisé les relations homosexuelles en 1995 et qu’elle prohibe, depuis une loi du 4 février 2010, les discriminations fondées sur l’orientation et l’identité sexuelle. Certains rapports publics font même état de la politique volontariste des pouvoirs publics albanais en faveur de la promotion des droits des personnes LGBT.
En théorie, la situation des homosexuels apparaît satisfaisante mais il y a une différence très importante entre la théorie et la réalité. La situation en Albanie est parfaitement résumée par l’association ILGA – EUROPE, qui est citée page 11 du rapport de l’OFPRA du 4 janvier 2018 sur les minorités sexuelles et de genre en Albanie: « L’Albanie est un exemple parfait de la différence entre les lois sur le papier et la réalité vécue par les personnes LGBTI dans leur vie quotidienne ».
Dans une décision du 11 février 2019 la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) a d’ailleurs relevé « […] le faible impact concret de ces politiques publiques sur la vie quotidienne des membres de la communauté LGBT dans la société albanaise, présentée comme conservatrice et toujours imprégnée de préjugés machistes et homophobes. »
Cette décision souligne également « la perpétuation dans ce pays de comportements sociaux hostiles prenant la forme de manifestations d’intolérance et d’ostracisme, de menaces, d’agressions physiques ou psychologiques, d’évictions injustifiées de la vie professionnelle ou encore de rejets de la cellule familiale. »
La CNDA en tire la conséquence que : « […] les personnes homosexuelles albanaises doivent être regardées comme constituant un groupe social dont la caractéristique essentielle à laquelle elles ne peuvent renoncer est leur orientation sexuelle et dont l’identité propre est perçue comme étant différente par la société environnante de l’Etat en cause ».
Cependant, pour l’OFPRA, l’homosexualité n’est pas à soi-seul un motif permettant d’obtenir l’asile car il faut que cette orientation sexuelle mette directement en danger la personne concernée.
En ce qui concerne le présent dossier, le Directeur de l’OFPRA semblait considérer que le récit du comportement du père à l’égard de sa fille, après que celui-ci l’eut surprise dans les bras de son amie, n’était pas crédible.
Or, la requérante avait été torturée par son propre père qui l’avait séquestrée pendant plusieurs semaines durant lesquelles il lui avait infligé des sévices, notamment sexuels, en dépit de l’opposition de sa mère et de sa sœur.
Par pudeur, la requérante ne s’était pas totalement confiée lors de l’entretien avec l’officier de protection et elle refusait de faire constater par un médecin les séquelles qu’elle gardait des séances de torture qu’elle avait subies.
En vue de l’audience devant la CNDA, des témoignages écrits ont été recueillis.
- En premier lieu, la requérante a décrit, dans une correspondance détaillée, les tortures que lui a fait subir son père.
- En deuxième lieu, ses déclarations ont été confirmées dans une attestation rédigée par sa sœur qui a assisté, impuissante, au calvaire de sa cadette.
- Enfin, sa cousine a également témoigné de l’arrivée de la requérante à son domicile, après qu’elle ait pu s’enfuir de l’endroit où son père la retenait séquestrée. Elle a notamment expliqué comment elle l’avait aidée à fuir l’Albanie pour la France.
Au cours de l’audience, les sévices subis par la requérante ont pu être abordés. Celle-ci a pu se livrer et bénéficier d’une écoute bienveillante du magistrat.
Enfin, la situation de fortune de la famille de la requérante a été abordée car elle présente un intérêt à deux égards.
D’une part, elle est le signe de la puissance de son père et de sa faculté à corrompre les autorités pour assurer son impunité en cas de plainte portée contre lui. Une telle hypothèse apparaît parfaitement crédible à la lecture du rapport de l’OFPRA précité, qui souligne l’hostilité de nombreux policiers albanais à l’égard des personnes homosexuelles[1].
D’autre part, elle montre que la requérante n’a pas quitté son pays pour des raisons économiques. La requérante est issue d’une famille aisée et faisait des études supérieures avec une parfaite insouciance avant que son père ne découvre son homosexualité. Sa vie a basculé le jour où celui-ci l’a surprise avec sa petite amie et où il a pris conscience qu’il avait une fille homosexuelle.
La CNDA a jugé que les explications données par l’intéressée au cours de l’audience, « renforcées par les déclarations sur l’honneur adressées par sa cousine et sa sœur », avaient fait l’objet de développements concrets et plausibles en ce qui concerne :
- le cheminement l’ayant conduit à réaliser son homosexualité ;
- sa relation avec sa compagne ;
- les précautions prises pour ne pas en révéler la véritable nature ;
- les circonstances dans lesquelles son père a appris, de manière fortuite, l’homosexualité de sa fille ;
- la séquestration et les maltraitances qu’il lui a infligées ;
- les circonstances de sa fuite du domicile familial et enfin,
- l’actualité de ses craintes en cas de retour en Albanie.
En conséquence, la CNDA a annulé la décision de l’OFPRA rejetant sa demande d’asile et lui a reconnu la qualité de réfugiée.
[1] « Les abus policiers, le fait que les violences à l’encontre des personnes LGBTI ont souvent lieu dans le cercle familial […] font que peu de faits de violence et de discrimination sont l’objet de plaintes auprès des autorités. Si, en 2016, l’ONG Aleanca a été informée de 532 cas de harcèlement, seuls cinq d’entre eux ont été signalés aux autorités. Parmi les victimes ayant porté plainte, quatre d’entre elles ont en outre affirmé avoir été confrontées à l’hostilité des officiers de police en charge de l’instruction ». (page 12 du rapport).